Barbe grisonnante et sale, salopette de vieux routard sudiste , Seasick Steve sort de l’anonymat comme un clochard sorti de la rue. Avant de le jouer, le blues se vit, c’est une force qui exprime les joies féroces et les peines cruelles que peut engendrer la vie. Ces émotions, Steve les connait mieux que personne, lui qui refusait le confort du salariat pour une vie de misère. Sa vie, c’était ce blues qui envahissait l’Amérique, et ce même si son seul public se situait dans les bars les plus pourris d’Amérique. Ces endroits sont la meilleure des écoles, l’endroit où le bluesman semble jouer sa vie à chaque concert. Les cachets sont ridicules, le public souvent distrait, et il n’est pas rare que les musiciens soient obligés de se battre pour calmer les beaufs trop alcoolisés.
On ne fait pas ce travail pour l’argent, d’ailleurs les cachets ridicules obligent souvent Seasick Steve à effectuer divers petits boulots. Les bluesmen sont avant tout des êtres libres, défendant un art qui vaut toute les sécurités sociales du monde. La vie de bluesman est dure, mais ce n’est rien quand elle te permet de côtoyer Janis Joplin. La déesse hippie et le vagabond Steve seront très proches pendant des années et, quand Janis emporte une partie de la grandeur des sixties dans sa tombe, son ami part jouer son blues en Europe. Lors de son parcours, il rencontre sa femme, lui fait cinq enfants, et disparait des radars pour les élever.
Plus de vingt ans plus tard, il reprend son histoire en Amérique, mais Seattle est bien loin de l’ambiance blues qu’il a connu. Nous sommes dans les années 90, en pleine vague grunge, et Seasick Steve apporte sa pierre à l’édifice en enregistrant quelques groupes locaux, sur le label qu’il vient de fonder. Le blues vient de nouveau à lui lorsque John Lee Hooker l’appelle pour effectuer la première partie de plusieurs de ses concerts. Les fans du Hook découvrent alors un homme ayant une allure de Hobos sudiste, un vrai bluesman ayant fait de sa misère un art. Pendant ses années de vaches maigres, le vieil homme a appris à fabriquer les instruments qu’il ne pouvait s’offrir, et c’est encore ces instruments qu’il utilise sur scène. Ses guitares ont parfois trois cordes, parfois deux, quand il ne joue pas de la slide sur une corde tendue par deux bouts de bois.
Les images de ce musicien tirant des riffs irrésistibles de son matériel vétuste font le tour du monde, lui permettant enfin de démarrer sa carrière solo en 2006. Depuis Steve a sorti dix albums gravés dans le marbre de la mythologie blues.« Love and Peace » est un des meilleurs de cette belle série.
Les instruments rustiques qu’il utilisait n’était pas de simples effets de scène, la misère fut bien pour notre homme la meilleure des écoles. Privé de tout confort matériel, Seasick Steve s’est concentré sur l’essentiel, son mojo. Privé de guitare, il aurait joué sur un fil quelconque, n’importe quoi pourvu qu’il puisse travailler la puissance de son beat binaire. Avec son matériel limité, tout mitraillage prétentieux lui était interdit, une trop grande précipitation l’aurait fait sonner comme un marteau piqueur. Plus que n’importe qui, Steve sait que le silence est la toile qui permet au blues d’imposer ses formes sublimes.
Love and Peace est donc un oasis de blues sensuel et boogie roublard, un disque qui semble enregistré dans un bar de Chicago. Et Seasick Steve se fout que cette simplicité ait totalement disparu du paysage, que même ZZ top et les Stones aient adopté le son massif de l’air moderne.
Le barbu est enfin sorti de l’ombre après une vie de galère, ce n’est pas pour céder aux dictats musicaux d’aujourd’hui. Love and Peace est le disque le plus magnifiquement sincère de ce siècle, il fait honneur au parcours exemplaire de son auteur.
Alors n’hésitez pas à vous laisser embarquer car, comme le disait si bien Billie Gibbons : « A une époque de bidouillages électroniques, écouter une musique simple servie par des musiciens sincères est un plaisir gratifiant. »