De deux choses l’une : soit tu fais partie de ceux ayant hypothéqué une partie non négligeable de leur vie sociale et comprenant un jargon barbare fait de ‘mana’ et de ‘stack’, soit tu as déjà jeté un regard amusé à ces gens étranges alignant pendant des heures des cartes aux textes bien trop longs pour être honnêtes.

Ignorer complètement l’existence d’un jeu à la longévité si insolente parait hautement improbable. Ceci étant dit, le relatif investissement personnel et financier que représente cette plongée dans le terrier du lapin blanc a du renvoyer à leur bière bien des chalands soucieux de préserver leur image dans la bonne société. Reprenons donc cette histoire par le début et remettons tout le monde à niveau.

Notre histoire commence à une époque ou les quarantenaires ne se revendiquaient pas encore ‘geeks’ pour se la péter. En ce temps là, les prophètes de la future pop-culture rayonnante se dissimulaient encore avec honte dans la cave de maman, jonchée de bouteilles de Coca vides et parcourue d’effluves de sueur et de virginité longue durée. C’est au coeur de cet age sombre de l’imaginaire, en l’an de Grâce 1993 qu’un monument naquit.

Alors qu’il prépare un doctorat à l’Université de Pennsylvanie, le jeune Richard Garfield occupe son temps libre à la création de jeux de plateaux qu’il rêve de voir publiés. Il rencontre alors Peter Adkinson, dirigeant d’une modeste société d’édition : Wizards of the Coast. Le jeu qu’il lui propose, RoboRally, consiste à déplacer des robots suivant un parcours prédéfini en se servant de cartes d’instructions piochées aléatoirement.

Le bonhomme, tout en étant séduit, réalise que sa boite est loin d’avoir les épaules pour réaliser ‘proprement’ un produit de cette envergure. Il cherche en revanche un jeu facilement transportable et nécessitant peu de mise en place pour meubler les nombreux temps morts lors des conventions. Ni une, ni deux, Garfield revient le voir avec un concept de cartes à collectionner. La première édition de Magic était née.

L’effervescence générée dépassa toutes leurs espérances. Multiples réimpressions, sorties d’extensions en nombre, mise en place d’un championnat international trois ans plus tard… Ce succès marquera le début de la mode des cartes à collectionner qui déferlera sur la seconde moitié des années 90. Oui mais voilà, plutôt de que de crever la gueule ouverte comme bien des modes éphémères de cette époque (oui, on te regarde, toi avec ton carton de POGs planqué à la cave), les petits gars de Wizard ont réussi capitaliser sur le phénomène.

Publiées sans discontinuer depuis la sortie du jeu voilà bientôt 25 ans, les nouvelles cartes ont porté le total à environ 17’000. Des milliers de cartes parmi lesquelles tu devra sélectionner une soixantaine qui constituera ton ‘deck’. Ton (ou tes) camarade(s) feront de même, et vous pourrez ensuite en découdre sauvagement.

On va te la faire courte, si t’as loupé le coche, mais chaque joueur incarne un sorcier muni du deck précité et de 20 points de vie. Le but sera de joyeusement pourrir le mec d’en face à l’aide d’une succession de mécaniques relativement simples sur le principe. Des cartes ‘terrain’ te fourniront du ‘mana’, un type d’énergie magique qui te servira à payer chaque sort que tu joueras. Créatures, rituels, sorts instantanés interrompant les actions en cours ou encore artefacts concourront à ton triomphe sans partage.

Cette présentation hautement réductrice terminée, entrons dans le vif du sujet : l’alliage délicat entre stratégie et tactique. Tu te demanderas d’abord comment tu souhaites triompher : en submergeant ton pauvre adversaire à l’aide d’une nuée de créatures, en lui éclatant les gencives à l’aide de sorts ravageurs ou encore en jouant au petit malin qui contrôle, détourne ou empêche ses actions tout en vidant sa pile de cartes. Tout cela définira lesquelles des milliers de cartes tu comptes inclure dans ton deck.

Débutera ensuite la seconde phase : la tactique. Quelle que soit la perfection de ton plan d’action, tu vas maintenant découvrir l’ennemi fondamental de toute bonne planification : les statistiques. Ton paquet est parfait, le mec a aucune chance, et là… Tu découvres les affres de la pioche et de l’aléatoire. Il faudra donc que ta combinaison de cartes soit suffisamment robuste pour dépasser cela et fonctionner en toutes circonstances. Il faudra également qu’elle puisse répondre de manière appropriée à toutes les saloperies potentielles qui s’empileront de l’autre côté de la table.

On touche là à tout le génie du jeu. Combinaisons qui refusent de se laisser piocher, stratégie de l’adversaire qui empêche la bonne mise en place des tiennes, effets collatéraux imprévus qui foutent tout par terre, la liste est longue. Le coeur du jeu est là : un duel d’esprit entre les joueurs pour prendre le dessus. Dépasser l’adversaire en vitesse, en roublardise, en modification sauvage des règles à ton avantage par un enchantement bien senti ou une créature improbable, voilà ce qui occupera l’essentiel des parties.

Si t’étais trop occupé à avoir une copine à la fin des années 90 pour te pencher là-dessus, tu peux toujours te rattraper maintenant, ça te fera au moins une bonne raison de plaquer une petite heure ton job pour boire une petite mousse avec tes potes en jouant à ‘qui c’est qui a la plus longue intelligence’. Nombre de decks tout-prêts existent pour t’essayer à ce nouveau vice rapidement et pour pas cher. Ceci dit, on va pas te la faire à l’envers, tu vas finir par claquer le pognon du loyer dans des cartes dont la quote va de quelque cents à plusieurs milliers de dollars, perdre ta femme et tes gosses qui t’auront pas vu depuis des mois et te faire lourder de ce job de merde qui te pourrissait de toute manière l’existence. Non, non, ne nous remercie pas, ça nous fait plaisir.

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