Personne n’aime les lundis, ces damnés débuts de semaine qui scient les jambes. Sauf – et oui, car il y a une exception – quand un lundi se réunit la crème du metal progressif nordique à Aarau pour une date à marquer au fer rouge. Et ce lundi-là, mes amis, ce ne sont pas vos jambes qui demandent merci, mais vos cervicales qui accusent le coup. Récit à quatre mains d’une soirée qui aura bien mérité qu’on lui sacrifie quelques heures de sommeil !
[Pierric :] C’est après avoir grimpé, non sans mal, les marches quasi-verticales menant à la salle, que je mérite le bon verre d’une-marque-de-boissons-gazeuses-ayant-une-étiquette-rouge-et-un-semi-remorque-de-même-couleur-à-Noël.
Mais bien vite le combo norvégien 22 fait son entrée sur scène, pile à l’heure. Le nom du groupe ne fait pas référence aux nombres de musiciens, sinon celui-ci se serait appelé ‘4’ ! Le quatuor nordique, donc, nous ballade entre rock, pop et metal progressif. Le très bon bassiste est mis en avant tout le long du set, avec des lignes de basse tantôt mélodiques, tantôt plus rythmiques. Le guitariste, cantonné au côté gauche de la scène, est lui très effacé. Bien qu’atmosphérique à souhait, son style, ainsi que ses sons, ne cassent pas trois pattes à un canard. Les trois musiciens sont là pour nous présenter leur dernier album qui sortira en octobre prochain. On sent qu’ils y mettent de la passion et de l’énergie, mais globalement, la sauce ne prend pas vraiment. La faute peut-être à leur univers complètement barré, ou alors à l’atmosphère froide qu’ils dégagent sur scène. Je pense qu’il faudrait prendre le temps d’écouter attentivement leurs albums, pour bien s’imprégner de cette musique complexe qu’est la leur, car là, je n’ai pas pu pleinement apprécier.
Agent Fresco, au rapport ! Les Islandais ne se font pas prier pour se présenter à nous. D’entrée, la pseudo-nonchalance assumée du vocaliste Arnor Dan Arnarson fait mouche. Elle ne lui enlève pas du charisme ; elle lui en donne. Il ne faut pas très longtemps avant d’être happé par son chant majoritairement en voix de tête. Les musiciens qui l’entourent sont tout bonnement incroyables. Quand la précision et le feeling se marient, on peut parler d’union sacrée. La section rythmique envoie du bois, comme on dit ! La débauche de technique à laquelle nous avons droit (mais une technique accessible) laisse quand il le faut la place à l’émotion. À l’instar de ce titre, sur une tonalité mineure, dont le texte parle de la mort du père d’Arnor, mais selon la perspective de sa maman. J’ai réellement chopé les poils à la verticale ! Les différentes harmonies prenaient aux tripes. Moment intense au demeurant ! Pour ne rien gâcher, les musiciens ne sont pas avares en sourires. La communication avec le public est chaleureuse et non sans une petite pointe d’humour. Mais leur musique en elle-même suffit à réchauffer les cœurs. Et quand en plus, c’est vraiment bien sonorisé, se plaindre n’aurait aucun sens. Bien que peut-être plus pop que les autres groupes de la soirée, les Islandais ont mis tout le monde d’accord. La terre de glace, miroir d’une musique envoûtante…
[Chiara :] Après le set à la fois survolté et à fleur de peau d’Agent Fresco, Leprous fait retomber la pression en démarrant son set par une longue intro au violoncelle de Raphael Weinroth-Browne, qui joue aussi sur le dernier opus du groupe, ʿMalinaʾ, et accompagnera la formation pendant toute la soirée. Place au sérieux, donc. Nos cinq compères de Notodden ont tôt fait de rejoindre la scène, étroite et basse de plafond, où ils seront serrés comme des sardines, livrant peut-être une prestation plus policée que d’habitude, de peur de finir avec une arcade en sang !
Qu’à cela ne tienne, l’intro de ʿBonnevilleʾ, le titre qui ouvre ʿMalinaʾ, résonne et me voilà qui trépigne d’impatience ! Il faut dire que j’ai longuement hésité à venir ce soir, car malgré le petit pays qu’est la Suisse, l’impensable est arrivé : programmer deux perles de la scène ʿmetalʾ prog un même soir ! Car au même moment, Pain of Salvation se produit au Z7 de Pratteln et – pour avoir gardé un souvenir absolument magique de leur concert à Lyon en avril 2017 – j’avais très, mais alors très envie de retourner les voir. La raison l’emporte sur le cœur : je n’ai jamais vu Leprous en salle, dans de bonnes conditions, c’est donc eux qui l’emportent, mais au niveau de l’attente, ça se pose là. Affublée de mon t-shirt Pain of Salvation histoire de faire passer le message, je croise les doigts pour que la magie ait lieu.
Quelques problèmes de son viennent malheureusement entacher les performances des deux premiers morceaux tirés de ʿMalinaʾ, mais il en faudra plus pour faire dérailler les musiciens de Leprous, véritables orfèvres du rock. Le refrain de ʿStuckʾ nous permet enfin d’oublier ces problèmes techniques et d’apprécier pleinement la voix de falsetto du maestro Einar Solberg. Logiquement, le concert sera globalement dédié au dernier effort du groupe, qui prolongeait la percée de Leprous vers un prog plus rock que metal, avec un son plus lisse, les growls au placard, et plus d’instrumentation à cordes. La présence de Raphael Weinroth-Browne traduit avec brio sur scène la texture plus dense de cet album. Quant à ʿThe Congregationʾ, l’opus qui a véritablement consacré Leprous sur la scène internationale, il n’est pas en reste ce soir avec un bon tiers de setlist tiré de son répertoire. S’asseoir sur ses lauriers n’est pourtant pas du goût des Norvégiens, qui proposent aussi Golden Prayers, le titre qu’ils ont sortis en juin, et une reprise de Massive Attack (Angel) surprenante, qui mettra le violoncelliste en pleine lumière.
Après ce petit pas de côté, Leprous repasse à la charge avec l’excellent ʿThe Priceʾ et sa rythmique syncopée, qui donne à voir des headbanging plutôt hilarants. N’est pas Leprous qui veut ! L’enchaînement ʿFrom the Flame/Slaveʾ envoie très lourd, ʿSlaveʾ particulièrement, avec son down tuning et ce rythme, qui au début traîne des pieds, d’une lourdeur lancinante, pour s’accélérer, s’agiter, jusqu’à faire sortir Einar de ses gonds qui lâchera quelques growls. Bref, c’est à la fois sombre et solaire.
Il n’y a pas à dire, Leprous maîtrise son jeu de bout en bout et bien que les premières parties nous en aient mis plein la vue, force est de constater que Leprous sont ceux qui savent au mieux doser leur intensité tout au long du concert, alternant sans difficultés des passages aériens avec des rythmes d’une extrême puissance, des grooves polyrythmiques entêtants et des atmosphères mélancoliques à souhait. La voix sublime d’Einar se balade avec une facilité déconcertante d’une octave à l’autre, appuyé dans ses pirouettes par les harmonies vocales de ses compères. C’est un délice d’une rare finesse, avec un seul regret : qu’il s’accompagne d’une certaine froideur du groupe sur scène. À l’exception de quelques ʿmerciʾ jetés ci ou là, les musiciens sont mutiques et c’est particulièrement flagrant après le set d’Agent Fresco qui, malgré son nom, a mis le feu à la salle, Arnor Dan terminant le set au milieu du public. On en demande pas tant à Leprous, dont on peut respecter la démarche artistique empreinte de sobriété et de solennité, mais juste de se dérider un peu, tomber la cravate et partager le grand frisson que garantit leur musique. L’ambiance survoltée du Kiff, après trois concerts de folie, aura quand même raison – heureusement – de Leprous qui, lors du dernier morceau, laisseront échapper quelques sourires, confirmant notre impression : quelle ambiance, quel pied ! Je peux souffler : le jeu en aura valu la chandelle. Pain of Salvation devra à son tour relever le défi.
Auteurs: Chiara Meynet & Pierric Dayer