Imaginez un film d’une heure et demie sans parole montrant l’absurdité de nos vies et la vacuité de notre existence. Ça ne vend pas du rêve ?
Koyaanisqatsi. Sous ce nom barbare se cache l’un des films les plus audacieux, les plus discutés, les plus cultes et surtout, l’un des films les plus polémiques. Superbe panégyrique de la société technologique moderne ou pamphlet lapidaire à charge contre l’absurdité de nos vies au sein d’une économie-monde totalitaire? Cette œuvre ne laisse personne indifférent. Abandonnant les spectateurs seuls face à leurs interprétations, Koyaanisqatsi se fait l’écho de l’inconscient collectif et ses images hanteront encore longtemps les débats sur le monde dans lequel nous vivons.
Koyaanisqatsi, “Life out of Balance” en anglais, est un film documentaire réalisé par Godfrey Reggio. Sorti au cinéma en avril 1982, il s’agit d’un long-métrage non verbal qui propose aux spectateurs plusieurs séquences qui brossent un portrait de la vie moderne aux États-Unis. Ces scènes donnent un aperçu de l’impact de l’humain sur son environnement, de sa manière de vivre et de son rapport à la technologie. Voyage contemplatif au cœur de nos vies, Koyaanisqatsi nous transporte et nous invite à observer le maelström de nos existences. Film muet magnifié par la musique du compositeur Philip Glass, il permit au réalisateur d’utiliser tout un panel d’effets visuels révolutionnaires. Cette audacieuse recette fit du film un chef d’œuvre et le classa désormais au rang des longs-métrages cultes.
Un des aspects les plus significatifs de ce film est, tout d’abord, l’absence de tout commentaire laissant la narration au seul montage. Le réalisateur met l’accent sur l’importance de l’image, une manière pour lui “d’atteindre directement l’âme du spectateur”, ensuite, Godfrey Reggio a voulu montrer “la Beauté de la Bête” en laissant aux spectateurs, seuls juges, le soin d’interpréter ce qu’ils ont sous les yeux. La beauté de la modernité, l’absurdité de nos vies, la folie technologique, la mondialisation rampante ou encore la violence de l’asservissement, chacun y verra un reflet de son rapport au monde qui nous entoure. Ensuite, Koyaanisqatsi se démarque de son époque par les thèmes avant-gardistes qu’il présente telles l’écologie, les nouvelles technologies informatiques, le nucléaire ou encore la gestion des ressources.
Le film se base sur trois prophéties Hopis annoncées et explicitées dans le générique de fin du film. Ces prophétie constituent la base, le point de départ
Si l’on extrait des choses précieuses de la terre, on invite le désastre.
Près du Jour de Purification, il y aura des toiles d’araignées tissées d’un bout à l’autre du ciel.
Un récipient de cendres pourrait un jour être lancé du ciel et il pourrait faire flamber la terre et bouillir les océans.
La première partie du film nous présente les liens qui régissent la relation entre l’Homme et la nature. Reggio part de la base même de la société humaine: les ressources. La nature est présentée dans son immensité et sa splendeur jusqu’à ce que l’humain, au travers de l’industrie, fasse son entrée en scène. Dompté, l’élément naturel semble parfaitement maîtrisé. Ensuite, les images de l’industrie prennent une tournure aussi fascinante qu’effrayante. Reggio laisse aux spectateurs le loisir de la contempler de manière artistique tout en accentuant la dichotomie Homme-nature par ses superpositions de plans.
De ces images en ressortent plusieurs choses. La première est que l’Homme, la machine et le produit font tous partie d’un engrenage puissant et inéluctable, mais que celui-ci semble les avoir transcendés. Chaîne de hot-dogs ou foule trépidante sont toutes deux dirigées par la machine qui se doit d’être toujours plus performante. Reggio tente sans doute de manifester que l’homme est devenu le produit de sa propre création. Une question en découle alors: qui contrôle la machine? L’écrivain Jorn K. Bramann exprimait “nous sommes entraînés par des forces que nous semblons concevoir et diriger, mais qui en réalité ont massivement mal tourné et sont dangereusement en train de devenir hors de contrôle”
Au-delà de ses qualités artistiques indéniables, c’est l’approche brute et sensible qui transcende le spectateur. Celle-ci nous présente un monde technologique au cœur du processus de mondialisation, mais également un monde déséquilibré. La force de Koyaanisqatsi se transmet par les sens et non par l’argumentation, le spectateur se retrouve seul au cœur de ce voyage. N’est-ce pas là, finalement, le documentaire dans son sens premier, loin des argumentaires partisans? Certes la manipulation par l’image peut être aussi forte que par le verbe, mais la liberté d’interprétation ouvre béant le champ d’analyse d’une telle oeuvre.
Koyaanisqatsi fut produit comme le reflet d’une époque. Ce saisissant témoignage offre aux spectateurs la liberté d’analyse. Saisissez donc au vol cette occasion et pénétrez au cœur d’une certaine vision de la modernité. et du modèle sociétal moderne. Le gaspillage des ressources des scènes de destruction, l’urbanisation à travers les images d’une mégapole, la pollution et le smog dans plusieurs séquences et finalement la déshumanisation de notre monde constituent, avec l’approche critique de la technologie, le cœur du documentaire. On peut même les qualifier d’acteurs principaux de Koyaanisqatsi et, au-delà du film, acteurs toujours présents de notre monde contemporain. En nous présentant, spécifiquement ces aspects de la vie moderne, Geoffrey Reggio nous incite à réfléchir sur le mode américain de société qui était alors en passe de devenir le “modèle global de modernité”.
Alors que reste-t-il trente-cinq après la sortie du film? Est-ce que la fin de la superpuissance américaine et l’avènement d’un monde multipolaire sonnent le glas de ce modèle? Quelle place se donnera l’Homme dans un monde qui peut paraître déshumanisé et absurde? Quoi qu’il en soit, “il faut imaginer Sisyphe heureux”. [Cyril Chatton]