par Dejan Gacond
ULTIMATE PAINTING – PURE MANIA – DUBAI SPRINTERS – MANDOLIN SISTERS – KHIDJA – NAHAWA DOUBIA – JLIN – AUTISTI – WHITE WINE – INIFINITE BISOUS – N.M.O … Cette liste de noms… que peut-elle bien désigner ? Des nouvelles sortes de drogues ? INFINITE BISOUS ? Serait-ce du MDMA amélioré ?… Des codes secrets ? Opération N.M.O ? Nom de code KHIDJA ? Tempête du JLIN ? à moins que ce soient des abréviations ? Altération Ubuesque Tergiversante Irrévérencieuse Situation Topologique Instable ? Des concepts psychanalytique encore à définir ? Une science très jeune et en devenir permanent se doit de peaufiner ses paradigmes. De nombreuses maladies mentales restent encore à nommer. mmmouais… non c’est juste la prog’ du Kilbi ! En regardant bien ce programme, on expérimente une forme de relation anthropologique à la musique… comment réagir face à l’autre et devant un idiome inconnu ? Face à des mots qui demeurent une simple sonorité ? Et devant des sons que l’on ne peut décrire ? Comment faire et où donc se situer ?…
Chaque année à la Kilbi c’est un peu la même chose… quelque part au-milieu du mois de mars, on attends avec fébrilité et impatience l’annonce de la programmation, tout en sachant pertinemment que l’on connaîtra au maximum une dizaine de groupes sur les nonante annoncés… comment réagir face à l’altérité ? Devant l’inconnu ? Devant le mystère et face à l’intrigue ? Tenter de découvrir chaque groupe à l’avance ? Aller sur youtube, bandcamp, écouter.. tenter de se rappeler qui fait quoi, établir son petit programme ? Au contraire, se laisser surprendre, ne rien écouter… laisser couler ? Je suis toujours un peu entre-deux, dans une forme d’oscillation… car la tentation est forte, un clic sur le monde fantastique d’internet et on trouve des infos… un clic et on a l’impression de savoir… Cette année j’ai pourtant fait attention, mais impossible de ne pas poser une oreille sur les textures inquiétantes de Puce Mary, ou sur la pop déglinguée de Angel Olsen… comment ne pas jeter un oeil aux quelques concerts récents de This Is Not This Heat ? Comment ne pas écouter « Dragonaut » de Sleep car ça fait trop longtemps ? Peu importe dans quelle catégorie on se situe, la surprise restera totale… ne serait-ce qu’avec l’ordre dans lequel Daniel Fontana choisit de moduler sa prog’… à part lui, qui ferait jouer Metz à 16h ? ou enchaîner Dakkha Brakkha avec Shabazz Palaces ?….Autisti va par exemple ouvrir la petite scène du club le dimanche vers 15h30… cette volonté de bousculer les codes établis, de tisser des liens invisibles entre du hip-hop nonchalant et de la musique traditionnelle ukraïnienne, de faire cohabiter le métal extrême japonais et un pianiste danois… il s’agit pour Duex de faire découvrir des groupes mais aussi de pousser le spectateur et aussi parfois les artistes hors des limites connues. Un voyage dans les zones indistinctes de corps rassemblés autour de la musique. Un panel de sonorités, de rythmes, de bruits jaillissant d’une planète inconnue… comme des galaxies oubliées dans le dédale gazeux de cosmos enchevêtrés.
Kilbi est un autre ! Kilbi est multiple ! Kilbi est la rencontre désirée d’un livre de Gilles Deleuze et d’un morceau de Flying Luttenbachers ! On est pas certain de tout comprendre, on est quelque peu décontenancé, les structures verbales semblent étranges, on oscille en permanence du nano-perceptible à son double infini, le son s’immisce avec une intensité différente dans les canaux auditifs… ça fait un peu bizarre au début, car les repères se sont disloqués, car ce que l’on croyait connaître n’est d’aucune aide, puis comme avec un texte de Gilles Deleuze ou un morceau de Mono, on finit par se laisser aller… une longue dérive agréable sur le fleuve de l’indicible, si proche du vide… Kilbi est le devenir morceau de musique du corps ! Comme si chaque parcelle de ce machin qu’on trimballe par-ci, par-là, comme si tout ce fatras d’ossements, d’organes, de nerfs, de sang et tout le bazar mutait soudainement en sonorités juxtaposées ou superposées de façon inédite…
La musique n’étant jamais très loin d’une expérience religieuse, d’une transe, d’un détachement de la conscience ou d’une conscience corporelle totale, ce festival est une forme de double inversion mystico-éthérée… On y expérimente une relation holistique au monde tant dans la jovialité bienveillante des gens qui sont présents que dans cette sensation d’avoir coagulé avec une totalité apaisante… un festival bouddhiste en terres catholiques ? La linéarité du temps a indéniablement été brisée renvoyant les corps à une circularité acceptable et rassurante, les dieux et les déesses sont multiples et le vide est enfin cet état méditatif détaché des contingences du réel.
Kilbi est un autre ! Kilbi est multiple ! D’abord il porte le nom d’un rite populaire fribourgeois ayant historiquement lieu en octobre. Originellement une sorte de fête villageoise durant trois jours, ensuite c’est devenu la célébration du retour des troupeaux en plaine. Des danses, des chants, les couples se forment, on y mange un menu somptueux… Histoire de bien commencer l’été, pourquoi ne pas plutôt célébrer la Kilbi fin mai, début juin ? Et pourquoi pas faire d’un rassemblement populaire le festival le plus exigeant et surprenant musicalement ?
…Kilbi est multiple…
…Kilbi est l’exode urbain du rock…
…Kilbi est certain de pas savoir comme disait l’autre…
…Kilbi est le devenir morceau de musique du corps…
…Kilbi est une cabane…
…Kilbi est un autre…
La Chaux-de-Fonds, le 31 mai 2017