Vendredi 1er juin, il est 18:00 heures. Je me rends chez mon ami Pericle De Mario, celui qui m’a fait découvrir Ghost, à mon sens le groupe le plus audacieux et époustouflant de la décennie, en 2015. Il avait pourtant essayé à plusieurs reprises de me convaincre d’écouter ce que je pensais être un amas de black métalleux se partageant six neurones au total. Je m’étais toujours refusé à y prêter l’oreille, restant bloqué sur une imagerie que je jugeais alors kitsch. Et puis j’ai écouté ‘Meliora’. Monumentale claque, la même que j’ai reçue en entrant dans l’univers rétro des Rival Sons. De fan, je suis devenu disciple, suivant le groupe à Genève, puis à Strasbourg, puis jusqu’au Luxembourg (un aller-retour de 1100km en bagnole), avec à chaque fois une rencontre de près d’une heure avec ce génie de Tobias Forge. Son amabilité, sa générosité, son humour, sa vivacité d’esprit, sa démarche artistique et marketing, son authenticité, la pertinence de ses propos, tout m’a séduit chez ce père de famille suédois qui sait exactement ce qu’il veut et où il va.
Quelque mois à peine après nous être plongés dans ‘Ceremony and Devotion’, un live-souvenir donnée en pâture aux aficionados impatients, nous voilà donc frétillant d’impatience en attendant de poser le diamant sur les premiers sillons de ‘Prequelle’, un verre de sang de bouc à la main (comprenez: un verre de ‘Senza Parole’, un primitivo à la robe violacée, comme la couleur du Cardinal Copia). Le rituel peut commencer.
Car oui, il a osé mettre à mort Papa Emeritus III. C’est à présent un cardinal qui mène le bal (masqué), sous la houlette de Papa Nihil, et prêche la mauvaise nouvelle. Un cardinal qui se mue sur scène en mafieux moustachu BCBG, toujours entouré de ses goules sans nom, dont une femme (ses formes généreuses et son masque de diablesse l’attestent). Il y a toujours eu des femmes au sein des multiples musiciens/employés de Ghost, mais là c’est officiel. Elles n’ont pas le droit d’homélie au sein de l’église catholique, mais dans Ghost elles ont pleinement leur place.
Dans un silence quasi-monacal, nous attendons les premières mesures du quatrième LP du gang de Linköping, formé il y a dix ans. Une mise en bouche cinématographique (‘Ashes’) laisse place au premier simple du disque, ‘Rats’. Quelques ‘ahouwaah’ féminins viennent se greffer de manière inattendue sur le second refrain. Un titre direct, basé sur un riff métallique, qui n’aurait pas dépareillé sur son prédécesseur. Dans la foulée, ‘Faith’ enfonce le clou (de cercueil): c’est le titre le plus heavy de l’hostie. Deux morceaux destinés pour les fans de la première heure, que Ghost doit absolument rassurer. Car la suite est nettement plus calibrée pour le grand public et réserve son lot de maléfices.
Pêle-mêle, on n’y entend plus de chœurs grégoriens, mais de simples chœurs d’église, beaucoup de claviers (Hammond, Moog, piano), un chouia de flûte, des orchestrations à cordes et même un… saxophone. Geoff Tate avait déjà osé avec Queensrÿche en 1994 sur ‘Promised land’. Ghost innove, part à la conquête des préjugés, ne s’impose aucune limite, et c’est tant mieux. Au final, le quintette du pays des Tre Kronor livre une succession de cinq hymnes en puissance, mélodiques à souhait, fortement teintés des années 80 (‘See the light’, ‘Dance macabre’, ‘Pro memoria’, ‘Witch image’ et ‘Life Eternal’). Ghost est une machine à tubes délicieusement rétro, qui se nourrit de moult références (ABBA, Era, Simon & Garfunkel, Alice Cooper, Fleetwood Mac, Kansas, Blue Öyster Cult, Journey, Maiden, Scorpions et on en passe). On traverse les âges, les générations, les décennies, pour un voyage spatio-temporel déconcertant. Les deux reprises en bonus (‘It’s a Sin’ des Pet Shop Boys, mais surtout ‘Avalanche’ du père Cohen, qui n’est pas sans rappeler Me & That Man) démontrent tout le spectre des influences d’un musicien qui ne cesse de bouleverser les codes, les règles, les clichés. La preuve, ‘Miasma’, titre instrumental, digne de Satriani ou Dream Theater, qui ose un rock progressif qui élève l’âme. Dans ce cas-ci, pour moi, ‘progressif’ n’est plus un vilain mot que j’ai interdit à Matt, mon cadet de trois ans, de prononcer.
Tobias Forge, dont la résilience est admirable (en plein enregistrement, il a dû faire face à une plainte de ses anciens sbires), tient avec probablement avec ‘Prequelle’ son ‘Destroyer’ et continue son ascension: le groupe fait simultanément la couverture de Rock Hard (Allemagne et France), Visions et Classic Rock. Et son nom est bientôt tout en haut des affiches des festivals.
Ce succès grandissant est amplement mérité pour ce groupe dont l’univers visuel ténébreux et les textes blasphématoires contrastent fortement avec la joie et le supplément d’âme qui émanent de ses mélopées. Une surprenante dialectique qui prouve, si le diable existe, qu’il n’est pas si mauvais que ça. Entre Papa Francesco et le Cardinal Copia, j’ai choisi mon camp, chaque grand-messe (noire) de Ghost étant une ode à la vie, à l’affirmation de soi, à l’amour, au sexe et au respect de la femme (bref, tout ce que les religions monothéistes sont incapables aujourd’hui de célébrer), dont on ressort vivifié.
Note : 5/5