Il faut vivre avec son temps. Qui n’a jamais entendu cette sentence péremptoire, lâchée avec l’assurance de celui qui pense avoir tiré une vérité irréfutable du vide que constitue son existence ? Cette phrase, en plus de sanctionner toute réflexion sur la dite époque, est le mantra des chers conseillers marketing , qui ont pris le pouvoir dans le business de la musique depuis des décennies. Il faut te contenter de ce que l’on te donne, et que l’on déverse dans les oreilles de l’automobiliste amorphe sur la plupart des radios. Cette musique-là n’est pas faite pour être écoutée, comprise ou défendue, elle est là et a pour seule légitimité d’être écoutée par une masse bêlante.
A une époque où la visibilité d’un artiste se résume à son nombre de vues sur les plateformes de streaming, qui lui permettront peut-être de gagner de l’argent en remplissant les salles, s’éloigner trop longtemps des formules « de son temps » est presque un suicide. C’est encore plus flagrant dans notre pays , où les médias n’ont jamais aimé le rock, et où chaque artiste présentés sur les plateaux télés sonne comme celui qui est passé avant lui.
La philosophie du rock, contrairement à tous ses produits jetables , est de faire ce qui n’a jamais été fait. Si on écoute encore les Kinks , le Velvet , ou les Beatles , c’est justement parce qu’ils n’étaient pas de « leurs temps », ce qui leurs permets d’être encore passionnants aujourd’hui. Aujourd’hui, Jack White perpétue cette tradition, son dernier disque proposant une musique expérimentale mais résolument rock.
Et puis il y’a Gary Clark Jr , celui que le magazine Rolling Stone nous présentait comme le renouveau du rock bluesy. Pour résumer sa musique, l’homme parle d’un mélange de blues , de jazz , et de hip hop, ce qui pourrait laisser imaginer un Mike Bloomfield moderne. Adoubé par Eric Clapton , l’homme avait désormais la crédibilité suffisante pour imposer sa vision, et faire de ce cinquième disque un événement incontournable.
Diffusé quelques jours avant la sortie de l’album , « This Land » annonçait une œuvre aux paroles politiques , s’en prenant clairement à la montée du racisme dans l’Amérique de Trump. C’était surtout un single aussi brillant que peut représentatif du reste de l’album. Avec sa rythmique carrée, et sa guitare flamboyante, le titre rassurait le public en plaçant l’album dans la lignée des bluesman originaux.
Du coup, la première écoute du disque risque de faire l’effet d’une douche froide au fan de Bonamassa. S’ouvrant sur un sifflement de synthé, « This Land » s’embarque rapidement sur un beat ultra moderne, pendant que Gary Clark tricote dans un rap résolument mainstream. Ce titre , comme l’album, s’apprivoise au bout de quelques écoutes, et on finit par arrêter de se focaliser sur ce modernisme, pour savourer la puissance de la batterie , est l’élévation de ses riffs Hendrixiens.
Contrairement au jugement hâtifs que l’on pourrait se faire à la première écoute, Gary Clark ne se plie pas aux régles de la musique mainstream, mais tente de les pervertir. Si le résultat est excellent sur le morceaux titre, il met Gary Clark dans une situation délicate, écartelé entre les puristes qu’il a su séduire, et le grand public qu’il souhaite conquérir. Résultat, « I Got My Eyes On You » s’ouvre sur une mélodie synthétique, à peine rehaussée par la batterie, et les interventions timides d’une guitare délicate et mélodique. Et, quand Gary Clark ajoute un chant très démonstratif , on finit par avoir l’impression désagréable de retrouver une formule mille fois entendue. Le titre aurait sans doute mérité un traitement plus sobre, une voix moins bricolée, et une suppression de ce sifflement permanent irritant.
Après ce dérapage, « I Walk Alone » développe un riff plus puissant, qui mène la danse entre deux breaks mélodiques. On peut encore regretter les bavardages mielleux du synthé, et ce chant hyper démonstratif, mais le titre reste un moment agréable, surtout quand il se clôture sur un solo puissant, qui nous rappelle que le rock continue de dominer ce disque.
« Feelin Like A Million » reprend la formule de « This Land » , chant râpé sur les breaks ,et production furieusement moderne, mais toujours dominée par une guitare grasse et puissante. On tient sans doute un des meilleurs moments de l’album, la guitare s’envolant avec une efficacité redoutable entre deux riffs flirtant avec le hip hop.
La six cordes reprenait ses droits , et la simplicité revient le temps « I Get Into Somethin » , qui nous montre comment Chuck Berry aurait sonné s’il avait démarré sa carrière dans les années 2000. Le disque joue tout sur cet équilibre précaire entre un son moderne, et les influences blues auquelles Gary Clark reste très attaché.
Le résultat n’est pas exempt de défauts, dont beaucoup auraient pu être évités en réduisant le nombre de titres pour obtenir un album plus percutant. Mais, il est tellement rare qu’un musicien se dresse face aux diktats de la pop, tape un grand coup sur la table, et essaie de définir les nouvelles règles du jeu.
Rien que pour ça , « This Land » est un disque intéressant, le point de départ de quelque chose qui pourrait donner une nouvelle jeunesse à la guitare rock.
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