Alors qu’on parle d’enjeu de « découvrabilité », le marché québécois de la musique, aussi petit que riche, subsiste malgré la force d’attraction qu’engendrent les plateformes de musique en continu vers les compétiteurs internationaux. Ainsi, des pépites nous glissent des doigts et, trop vite dissoutes dans l’espace médiatique, deviennent poussière dans cette mare foisonnante d’offres culturelles. Parmi celles-ci se déterre l’album Touche du bois du sextuor montréalais de rock acoustique Décorum. Lancée le 3 septembre dernier, cette deuxième publication musicale – faisant suite au mini-album L’abysse (2022) – a bénéficié d’une petite tournée de spectacles aux quatre coins du Québec entre Baie-Saint-Paul, Montréal en passant par Saint-Ambroise-de-Kildare.
Philippe Goulet Coulombe (Voix principale, textes, guitare), Gabriel Prieur (voix, guitare), Jonathan Gareau (harmonica), Marie-Odile Duchesneau (violon), Raphaël Liberge-Simard (voix, percussions) et Olivier Aradan (percussions) : voici Décorum, qui serait né des suites d’une soirée d’improvisation musicale à l’été 2021, à Tadoussac.
Touche du bois est coréalisé par Goulet Coulombe et le réalisateur Ryan Battistuzzi (Malajube, Les Breastfeeders, Gazoline). Le rock acoustique avec lequel Décorum se définit, emprunte des codes à l’héritage néo-trad, style très présent dans la chanson québécoise contemporaine. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Bleue Dry, qui démarre l’album de façon abrasive et exubérante et dans laquelle Vincent Peake du groupe Groovy Aardvark collabore comme bassiste invité. Les chansons défilent avec une énergie festive aux accents de blues, menées par des structures progressives. Le tout est soutenu par la virtuosité et les riches accords des deux guitaristes. La section rythmique est composée de cajóns – instrument de percussion d’origine péruvienne – qui résonnent à fond la caisse en harmonie avec le violon et l’harmonica.
« Aujourd’hui n’est pas une journée, non, non, c’est un lendemain »
–Lendemain
Les mélodies contagieuses – dotées de chœurs galvanisants comme des chansons à boire – captent l’attention par leurs rythmiques robustes. Les musiciens se déchaînent sur la pièce Limousine, jusqu’à dangereusement s’approcher du métal avec la voix de Philippe Goulet Coulombe qui grimpe jusqu’à devenir tonitruante.
« Jésus Christ c’est un estie
Y crisse son camp dans le firmament avec le sentiment du désastre accompli »
–Rédemptueur
Sur Les chemins on retrouve un folk progressif pas loin de la décennie d’Harmonium tandis que la chanson-titre est un segment épuré plutôt dans la veine d’un Plume Latraverse. La deuxième partie de l’album s’achemine sur un ton plus sérieux avec des arrangements encore plus étoffés. Tous les membres, issus de divers horizons musicaux entre le folk, le rock progressif et même le classique, bonifient les compositions par leur contribution. Ils prouvent que la musique acoustique peut sonner comme une tonne de brique, que ce soit par le cantique parodique sur la Nativité Rédemptueur ou par les pièces introspectives Kaléidoscope et Mine de rien. Plus sombre, la dernière pièce Trou noir plane l’aura d’un Serge Fiori qui démontre la capacité du groupe à nuancer leur répertoire.
« C’est une autre journée kaléidoscopique
Se terminant kekpart en orbite
Des frustrations qui remplissent mon garde-manger
Avec le cannage des demi-vérités »
–Kaléidoscope
Là où Décorum se distingue, comme mentionné plus tôt, c’est l’héritage néo-trad qui se manifeste dans leur identité musicale, celle qui s’est précisée depuis le premier opus. Pensez à ce qui a collectivement rejoint et culturellement marqué l’imaginaire des Québécois dans les vingt-cinq dernières années. Pensez aussi à ce qu’ont en commun Les Cowboys Fringants et Québec Redneck Bluegrass Project ou même Les Colocs dans les années 1990. Vous constaterez que Décorum s’inscrit dans cette lignée par son dialecte et sa musique festive qui contrebalance avec des textes tantôt déglingués, tantôt introspectifs. Ils incarnent cette québécitude, si vigoureuse et précaire à la fois, dans ce puissant vecteur identitaire de la culture québécoise qu’est la chanson populaire.
Bien entendu, la valeur d’un produit culturel n’est pas garante de succès. Percer dans le milieu de la musique demeure toujours une source sinueuse et continuelle de défis, mais Décorum détient ce potentiel à interpeller et à rejoindre un public croissant. Touche du bois est un album qui a du tonus et de la personnalité avec ses neuf pièces mémorables et foncièrement québécoises. Pour un groupe musical qui mène sa barque de manière indépendante, la qualité remarquable de ce disque – entièrement autoproduit – mérite d’être soulignée. Vivement une série de spectacles en 2025!
Profitez de cette « session live » de Bleue Dry comme avant-goût scénique :
Pour écouter l’album :
Crédit photo : Laurence Chagnon