par Dejan Gacond
La fumée épaisse de l’encens ondule doucement sous la tente de la B-Stage, emplissant peu à peu tout l’espace. Sur scène des machines à fumer renforcent encore cette atmosphère. Une voix d’outre-tombe récite lentement des phrases sur un bourdonnement évoquant des mantras bouddhistes. Le temps se disloque, on se connecte peu à peu à un flux vibratoire d’une lenteur méditative. Dominik Kesseli et son batteur aux longues dreadlocks pourfendent la dense fumée, arrivent sur scène et démarrent un premier morceau. L’image est saisissante ! Dominik pourrait être un mélange de moine catholique, de maître yogi, de gourou des 70’s et de beatnik. Il semble pourvoir incarner tous ces personnages… ensemble et séparément. Il est tous et aucun d’eux à la fois. « J’essaye de retranscrire le paysage de mon esprit. » me racontait-il quelques heures avant son concert avec un regard scrutant les étendues agricoles derrière le Bad Bonn. Il était beaucoup question d’images dans notre discussion. « Des images que j’ai envie d’écrire… » disait Dominik. L’image des mots… le mot « image »…
J’ai lu quelque part que David Byrne de Talking Head a réalisé avoir été inconsciemment influencé par les prêches évangélistes à la radio, plus particulièrement par le flux de la voix. Un rythme, une pulsation qu’il a réutilisé dans son chant. Dominik me disait être consciemment influencé par la musique religieuse. Les choeurs comme la transmission d’une parole, l’orgue comme la ritualisation spatiale du culte. Issu d’une famille catholique réformée, la religion a contribué à esquisser son rapport au monde. C’est dans son ADN ! Il milite pourtant pour une ouverture totale au monde et aux autres et contre toute forme de radicalisme. Un monde qui aurait aboli la peur, la haine et l’intolérance. Et ce monde ; son monde se matérialise l’espace d’un concert. Il le donne en partage sans l’imposer… la transcendance qui pourrait jaillir de son image devient immanence… si l’expérience a quelque chose de mystique on flotte plutôt dans un polythéisme bienveillant que dans un monothéisme menaçante…
‘J’ai envie que les gens atteignent d’autres planètes… qu’ils voyagent dans une autre dimension…’ Une quête pour retrouver la pulsion originelle de la musique, sa nécessité primaire comme l’énergie qu’elle génère. Se détacher des dogmes comme de la lourdeur du monde apparent, sa gravité inéluctable, ses structures avilissantes, ses dualités contraignantes. Il y a quelque chose de nietzschéen chez Dominik Kesseli. À l’image du philosophe errant, il tente à travers la musique d’aller par-delà bien et mal… Chez Nietzsche aussi il est question de mouvement, de son et de danse afin d’appréhender une réalité qui ne peut qu’être différente de celle perçue… Quand on demande à Dominik quelle serait la destination de son voyage musical, il s’arrête un instant, réfléchit, laisse le silence nourrir sa réflexion et dit… ‘le rire’… Uns des plus beaux livres de Nietzsche se nomme Le gai savoir…
Quand le temps s’échappe de sa linéarité fluide, il s’incarne dans une instantanéité pure… ‘Le mieux serait que le public perde la notion du temps…’ dit Dominik. Pour que maintenant soit éternel, il s’agirait d’oublier l’ici. Mais la musique reste le meilleurs moyen d’y parvenir… un flirt avec l’infini, une ballade dans l’inachevé, une errance dans le vide… la musique est une éternité de peut-être… une sensation envoyée de l’espace pour échapper au temps… en dé-réalisant le réel, la musique rend la réalité plus vraie que son apparence… Au fil des longs morceaux de Lord Kesseli and the drums on vogue sur des fleuves immenses comme sur des ruisseaux de montagne, on découvre une constellation inconnue de paysages, on expérimente un kaléidoscope mystique, la conscience du sol s’estompe au profit de celle du son… Un concert de Lord Kesseli and the drums est un instant fragile suspendu entre le divin et le démoniaque, une phrase qui décidément caracole dans ma tronche à chaque fois que je suis en terres fribourgeoises… tiens la conscience de l’ici reprend le dessus… Un concert de Lord Kesseli reconnecte avec des spiritualisés enfouies dans les inconséquences de l’histoire… Lord Kesseli nous offre à voir un monde dans lequel croire au son, à sa pulsation, à son commencement, à son énergie… Une extase flottante… une errance floue… le devenir musique du son…
« Music is….deep….really. »
Dominik Kesseli
Bad Bonn Kilbi – Düdingen – 3 juin 2017