La trio bâlois Asbest se charge d’inaugurer la soirée en plongeant sans détour le public dans l’ambiance lugubre et sombre qui sera le signe distinctif de la soirée. Entre noise et shoegaze, le chant fantomatique mi-crié, mi-parlé de la chanteuse Robyn Trachsel tente de nous entraîner dans une spirale infernale. Avec un succès mitigé me concernant, mais peut-être que le contraste est trop violent, moi qui – il y a 5 minutes encore – sirotait un vin chaud dans l’ambiance bon enfant et joyeuse du marché de Noël. Or, Asbest n’est pas là pour chanter une comptine ou trier des noix. Les visages sont sérieux, la dynamique lancinante, les morceaux enchaînés, mais la tension ne prend pas. La faute peut-être à un certain manque de charisme, qui peine du coup à capter l’attention sur scène.
Le set terminé, on comprend que Zeal & Ardor, avec sa passion de la mise en scène soignée jusque dans ses moindres détails, a déjà pris la main sur la sono, puisqu’on patiente sur une sorte de comptine enfantine, qui a tout de la berceuse. On comprend l’intérêt quand enfin les lumières s’éteignent et que les musiciens de Zeal & Ardor entrent sur scène, encapuchonnés, avant de faire craquer la sono avec leur unique blend de blues, de gospel et de black metal. La claque du réveil est intense !
Après deux albums, un album live et des tournées massives, dont cette année en Europe aux côtés de Behemoth, Zeal & Ardor est un groupe arrivé à maturation et Manuel Gagneux le sait. Devil is Fine, malgré sa facture brut de décoffrage, avait tout de même tapé dans l’oeil de la rédac’ du magazine Rolling Stones. Il y a certainement pire comme entrée en matière ! C’est donc avec le pied ferme et le regard déterminé que Manuel Gagneux fait son entrée. Le frontman a un charisme naturel et est autant crédible lorsqu’il entonne des mélodies bluesy que lorsqu’il va chercher au fond de ses tripes un hurlement à glacer le sang, digne d’un Gaahl. Les choristes n’ont rien à lui envier, rivalisent d’intensité et sont un vrai régal tant du point de vue de la prestation scénique que de la qualité du timbre de voix. D’aventure solo à un groupe en pleine et due forme, Zeal & Ardor a pour sûr encore gagné en force de frappe.
Alors parlons-en, de cette force de frappe. Zeal & Ardor associe les tonalités du blues, du gospel et de la soul aux aspects les plus crus du black metal. Au fond, c’est comme si Robert Johnson, après avoir pactisé avec le diable, devait finalement remplir sa part du contrat et commencer à jouer Sa musique, celle du diable. Gagneux en créant Zeal & Ardor s’était d’ailleurs posé la question : que se serait-il passé si les esclaves noirs américains s’étaient tournés vers Satan au lieu de Jésus ? Vous l’aurez compris, on a signé ce soir pour une messe noire.
Le mariage de ces éternels ennemis accouche d’un mix paradoxal. D’une part, la rage propre au metal, grâce à d’impénétrables murs de son qui tétanisent autant qu’ils électrisent. D’autre part, l’insubmersible espoir, porté par les refrains chantés en coeur du gospel. Ces derniers, repris jusqu’à l’épuisement, sonnent comme des mantras. La structure cyclique des morceaux qui montent crescendo ont une véritable force messianique et finissent par convertir même les plus récalcitrants. D’ailleurs, le public ne s’y trompe pas et l’accueil est triomphant, le sourire sur le visage de Gagneux authentique.
Certes, on pourrait revenir sur le manque de variation dans la musique de Zeal & Ardor, ces structures de morceaux qui tendent à se répéter, ces gimmicks tirés du metal et du gospel qui sont toujours les mêmes. La formule, d’abord originale, pourrait certes s’user. Mais force est de remarquer que ce qui sur CD peut parfois lasser passe la rampe en live grâce à un acte de présence hors norme.
S’il fallait ne garder qu’une image en tête, ce serait pour moi ce Gravedigger’s Chant et son refrain larvé, répété à tue-tête : Bring the dead body down… Ce chant que les croque-morts entonnent au moment de la mise en bière d’un inconnu, qu’on accompagne dans l’au-delà avec fraternité et solidarité. On entend en arrière-fond le cliquetis que font les chaînes des esclaves sur le pavé. On y retrouve tout le paradoxe d’un concert de Zeal & Ardor : un voyage sépulcral vers la destination finale, d’où jaillit pourtant une lueur d’espoir ou ce qui fut un brin de bonheur. Ce soir du moins, il y en a eu beaucoup, beaucoup.