Survivant à l’essoufflement programmé de la synthwave passée la vague de nostalgie des années 1980, Perturbator s’enfonce dans des territoires gothiques et post-punk sur un sixième album étouffant.
Cet album parle de »mauvaises habitudes, d’insatisfaction et d’addiction », pour te citer. Est-ce que ces thèmes, assez loin des tropismes retro-futuristes de la synthwave, t’ont inspiré le virage musical, ou est-ce qu’ils en découlent ?
Un peu des deux. D’après moi, j’ai lâché la synthwave en 2017 en sortant ‘New Model’, qui est déjà très loin des codes du genre. Ici, il faut y voir l’envie de faire une musique un peu plus intime, plus personnelle, qui s’éloigne des sujets plus philosophiques comme le transhumanisme évoqués auparavant.
Ces tendances autodestructrices partent donc de ton expérience personnelle ? Est-ce que cette période est derrière toi ?
Pas totalement. Mais je crois que tout le monde, ou presque, reconnaît ces émotions, cette tendance à se déprécier, à se plonger dans des sentiments négatifs. C’est un truc sur lequel je travaille en ce moment. L’album est un peu cathartique. Je peux en parler, et pas comme j’en parlerais à un proche. Ça me permet de faire sortir ça. Je crois que tout le monde traverse une mauvaise passe en ce moment. C’est important de trouver le moyen de s’exprimer. D’autres se targueraient d’un long post sur Facebook ou Twitter. Moi, c’est la musique, ma mise à nu.
Ces ténèbres nourrissent ta créativité. Si tu en as l’occasion, sacrifierais-tu ton bonheur pour pouvoir continuer à composer ?
Je ne pense pas. Si j’atteins un niveau de bonheur tel que je n’aurai plus rien à dire, que je n’aurai plus d’émotions qui viennent me hanter, j’arrêterai simplement de faire de la musique, plutôt que de poursuivre en étant mal dans ma peau.
La pochette de ‘Lustful Sacraments’ interpelle aussi, avec ses couleurs chaudes et cette sorte de farandole de silhouettes fantastiques.
C’est une réaction à l’album précédent, ‘New Model’, qui se présentait froid, digital, noir et blanc… Je voulais proposer quelque chose de plus coloré, peut-être apprécié de prime abord comme plus joyeux. Mais il s’agit de redéfinir ce qu’est une musique sombre : si tu prends Depeche Mode, ils ont des pochettes extrêmement belles, alors que leur musique est extrêmement noire. Les ténèbres, c’est quelque chose de plus profond, qu’on retrouvera dans l’écriture, dans la sincérité avec laquelle elles sont exprimées.
Pour la pochette de ce ‘Lustful Sacraments’, j’avais en tête le ton du film Eyes Wide Shut, en particulier la scène de l’orgie. Lorsque le personnage principal pénètre dans cet immense manoir, c’est magnifique : il y a la musique baroque, cette haute société en costumes, … Mais en même temps il y a là quelque chose d’inquiétant, de mystérieux et au fond assez malsain. C’est ce que je voulais pour ‘Lustful Sacraments’, qui, en dépit de ses côtés un peu pops, s’avère mystérieux et malsain si tu grattes la surface.
Avec la complexification rythmique de tes percussions, est-ce que la boîte à rythmes se justifie toujours ou songes-tu à t’offrir les services d’un batteur ?
En l’occurrence, j’ai déjà un batteur qui m’accompagne pour les lives. Ça permet d’incarner la musique et ça marche très bien sur scène. Mais en studio, je reste attachée à la batterie programmée – que je programme d’ailleurs de sorte à ce qu’elle sonne le plus organique possible. Elle a cette constance froide, comme un engrenage, ou une machine, qui ne s’arrêterait pas. C’est quelque chose qu’un batteur en chair et en os ne pourrait pas rendre.
A deux reprises tu associes des groupes étrangers à la synthwave sur cet album. Peux-tu évoquer ces collaborations ?
Oui, la première c’est sur le morceau ‘Secret Devotion’, avec True Body. Ils viennent des États-Unis et évoluent dans un post-punk assez moderne, mais hyper authentique. On retrouve la mélancolie ou les sonorités que pourrait avoir Joy Division, mais c’est un peu mieux produit. On avait partagé l’affiche d’un concert ensemble à Richemond, en Virginie, en 2019. J’écoutais déjà leur musique avant, pour moi c’est un des meilleurs groupes de post-punk actuels. J’apprécie en particulier la voix de la chanteuse – elle a changé de sexe récemment – juvénile et triste à la fois. Le groupe verse dans le nostalgique sans tirer de cordes trop faciles. Je trouve qu’ils mériteraient d’être davantage mis en avant, alors je leur ai proposé. Le contact s’est fait très naturellement, on a simplement échangé des emails et des morceaux.
Quant au groupe de doom Hangman’s Chair, qui m’accompagne sur la dernière piste ‘God Says’, c’était encore plus facile parce que ce sont de très bons amis à moi. Ils m’avaient invité sur leur dernier album, ‘Banlieue Triste’ et depuis on traîne souvent ensemble. On habite près l’un de l’autre et on partage les mêmes références musicales, c’était très facile.
Cet album sera le dernier à sortir sur le label Blood Music, qui t’accompagne depuis tes débuts. Pourquoi ce départ et qu’est-ce qui viendra ensuite ?
C’était tout simplement la fin du contrat. Après ‘Dangerous Days’, j’avais signé pour trois albums et c’est le troisième. Je crois de plus que Blood Music va fermer ses portes de toute façon. De mon côté, j’essaie en ce moment de mettre en place mon propre label avec mon manager. Mais c’est compliqué, il faut mettre en place un système de distribution, il faut beaucoup de logistique.
Ce n’est pas du temps que tu préférais consacrer à la musique ?
Ça va. Ça tombe assez bien parce que je traverse maintenant une petite crise d’inspiration avec Perturbator. J’en profite donc pour me ressourcer, écouter de nouveaux trucs, et, justement, monter ce projet.
Comment tu te poses par rapport à la création artistique ? Est-ce que c’est une nécessité dont tu te passerais bien ou juste du plaisir ?
L’écriture, c’est vraiment mon aspect préféré de la musique, c’est ce que je préfère faire. Et ce plaisir est entravé par pas mal d’obstacles : les tournées, la préparation des shows, ma vie privée… C’est quand je suis seul, chez moi, avec mon logiciel, que je me sens le mieux.
Est-ce que le titre »Dethroned Under A Funeral Haze » est un clin d’oeil à Darkthrone ?
Non ! Tout le monde pose la question, mais je n’ai vraiment pas fait exprès ! »Under The Funeral Haze » est en fait le titre d’un artbook d’un artiste russe, Lucjan, sur lequel je suis tombé par hasard au détour d’Internet, à l’époque où je traînais beaucoup sur VKontakte, le Facebook russe. J’ai adoré ce nom, et l’aura qu’il avait, j’y ai adjoint »Dethroned » parce que c’était le titre de la démo du morceau. Donc pas de référence à Darkthrone, même si j’adore ce groupe.
Tu t’es laissé poussé les cheveux, est-ce que ça en dit sur l’avancement de ton mystérieux side-project black metal ?
Malheureusement, non, il s’est rangé sur la bande d’arrêt d’urgence. Je n’ai pas le temps de m’en occuper, à mon grand dam. Je travaille sur deux projets à côté de Perturbator : L’Enfant de la Forêt et Ruin of Romantics, avec le batteur de Hangman’s Chair. C’est du shoegaze, goth, avec un peu d’électronique. Ça me contraint à laisser pour l’instant de côté l’idée de faire un projet de black metal. Je compense en mettant un peu de black metal dans Perturbator.
FICHE CD
Nom de l’album : Lustful Sacraments
Label : Blood Music
Website : www.perturbator.bandcamp.com
Note : 4/5