Après deux premiers albums remarqués, aux consonances très garage et cold wave, Requin Chagrin revient nager sur nos rivages avec un troisième opus plus lumineux et aérien. Requin Chagrin, c’est Marion Brunetto, multi-instrumentiste, compositrice, autrice, interprète, un regard sérieux sous des cheveux blond glacés, qui chante parfois au masculin et tutoie aussi bien Indochine que les yé-yés. Oui parce que c’est sous l’impulsion de Nicolas Sirkis, le leader de l’inoxydable super-groupe français, que ce troisième album, »Bye Bye Baby », est né, produit par le label du musicien, KMS records. Plongée dans le grand bain aux côtés de Requin Chagrin.
Je connaissais ce que vous faisiez avant, mais j’ai été conquis par ce nouvel album. Par rapport aux albums précédents, avez-vous approché des choses différemment, est-ce que les eaux sont différentes?
J’ai une façon de travailler, de composer, d’enregistrer, qui est assez particulière, qui m’est propre, j’utilise du matériel ancien, vintage et des enregistreurs. Sur les précédents, c’étaient des enregistreurs à cassettes. Et là, j’ai acheté un huit pistes et j’ai sauté sur l’occasion : pour un troisième disque, je vais me lancer dans une façon un peu nouvelle d’enregistrer. Très vite, on m’a prêté un synthétiseur et j’avais acheté deux ou trois instruments supplémentaires. Et c’est vrai que ces synthétiseurs, je les utilisais très peu sur l’album précédent, un tout petit peu, et sur le premier, quasiment pas. En fait, ça m’a donné des nouvelles pistes et vu que c’est un instrument que je maitrise un peu moins par rapport à la guitare (j’ai pris des cours de guitare, j’ai une façon un peu académique de jouer), c’était vraiment une découverte. Ça m’a amené à jouer différemment et à composer de manière assez différente. C’est le rôle d’avoir un matériel nouveau. Ça peut inspirer et changer un peu le son, l’amener ailleurs. Après j’ai composé aussi dans une période où on était confiné en France, c’était un climat nouveau.
Parmi les influences qu’on vous prête volontiers il y a la French Pop des sixties avec ses yéyé un peu psychés, d’ailleurs « Requin Chagrin » moi ça me fait penser à une chanson de France Gall, je ne sais pas si vous connaissez, « Bébé Requin ». Est-ce que cette filiation est revendiqué, que ce soit avec France Gall ou soit avec Françoise Hardy. C’est peut-être un son qui se rapproche plus de vous ?
Les influences sixties ? En fait, j’en avais déjà à l’époque du premier album. J’avais vraiment adoré le courant garage, pas forcément tout le temps en français, mais il y avait plein de groupes qu’on écoutait à l’époque avec mon groupe de garage dans lequel je jouais, et c’était une musique que je connaissais peu. Je connaissais quelques classiques, mais là, vraiment, d’entendre toutes ces guitares avec des reverbes et des mélodies hyper fortes qu’on a envie de chanter tout de suite, mélangé à ce que j’écoutais déjà, c’était vraiment top ! Là, sur le troisième, j’ai l’impression qu’il y a moins de garage. Il y a peut-être des choses un peu plus pop, un peu plus « sophistiqués », avec des arrangements que j’ai plus poussés. Peut-être les deux derniers « Perséides », et « Roi du silence », qui sont plus dans une veine clairement plus garage. Je dirais que « Perséide » c’est le morceau garage à guitare !
Et alors, comment on passe justement de ce côté garage, french pop sixties à Nicola Sirkis ?
Nicola, j’ai eu la chance de le rencontrer parce qu’il avait écouté mon premier album et qu’il avait bien aimé. Il avait envie à travers un nouveau label qu’il a créé de défendre des artistes émergents et donc m’a donné la chance de pouvoir entrer dans son monde, dans son label et de travailler avec lui. Et à chaque fois, il me laisse hyper libre dans la composition. Dans l’enregistrement, il me fait vraiment confiance. J’ai passé six mois à enregistrer toutes les pistes et toutes les maquettes. À chaque fois, je lui ai envoyées. Il était là « c’est cool », hyper positif. Mais il disait juste »maintenant, il faut que tu ailles en studio pour faire des batteries et des voix. Des choses qui sont un peu plus complexes à enregistrer tout seul. » Donc, il m’a donné les moyens de faire un disque qui me ressemble le plus possible et dont tout le monde pourrait être content.
Il y a des petites consonances indochinoises notamment dans le premier titre « Déjà vu ». On sent la filiation. Elle est volontaire ?
C’est vrai que dans « Déjà vu » …après, je n’ai pas fait exprès. Indochine, moi, j’écoutais beaucoup ce groupe quand j’étais ado et ça fait partie de mes influences, comme tant d’autres. Et peut-être, oui, « Déjà vu » a peut-être une touche un peu plus « indo » que d’autres que d’autres titres comme « Perséide », qui est plus guitares, sixties.
Et donc « Déja Vu » est plus new wave que cold wave ?
Ouais. Après, il y a un groupe que j’aime beaucoup, qui s’appelle Beach House et qui a des idées un peu dans cette veine là avec des claviers hyper rêveurs qui nous entraîne un peu dans un mood similaire, je dirais. Ça a été une inspiration aussi pour ce titre.
Niveau des inspirations années 80, est-ce qu’il y a aussi, avec les synthés que tu utilises le côté un peu « french girl power » des années 80, Niagara, Ellie Medeiros Muriel Dacq, Guesh Patti, Caroline Loeb, ces femmes qui incarnaient le « girl power » dans la pop française. Est-ce que ce sont aussi des choses qui te sont familières ou qui t’ont inspirée à un moment donné pour cet album ou les albums précédents ? Est-ce que ça fait partie de ton univers musical ?
Pas spécialement. Après c’est vrai que j’aime beaucoup Niagara. J’adore Elie et Jacno et le groupe qu’ils avaient avant, les « Stinky Toys » qui était plus punk. Mais je n’ai pas été spécialement influencée par le « girl power » c’était plus des courants musicaux dans leur ensemble, et je n’avais pas forcément de figure en tête au moment de composer.
J’ai remarqué, comme souvent en France, quand un groupe a du succès, y compris à l’étranger, il commence à chanter en anglais Phoenix, Jain, tous ces grands… toi, ça fait trois albums, et trois albums en en français ? Donc tu persistes et signes en français. Est-ce que c’est une langue belle à chanter ?
C’est marrant parce que dans tous les groupes que j’ai intégrés, on chantait en français et quel que soit le style, parce que c’était des styles assez différents, je trouvais ça toujours super de comprendre les paroles. Je trouve que ça sonnait plutôt bien, que les gens qui écrivent des textes dans ces groupes-là faisaient des choses super. Et donc moi, quand ça a été un peu mon tour je me suis dit … je crois que je ne me suis même pas posé la question. En fait, c’était hyper naturel. Même si j’écoute des groupes anglophones, pour ma musique, je trouvais ça bien de le faire en français et je ne me vois pas chanter spécialement dans une autre langue. Je ne serais pas spécialement à l’aise, Il y a une vraie attention aux textes en plus, les textes sont magnifiques.
Il y a pas mal de jeux entre le masculin et le féminin dans tes textes, il y a des titres que tu chantes au masculin, il y a aussi un mélange des genres musicaux. Dans dossier de presse, sur cet album, on parle de la cold wave, du Velvet, des Cocteau Twins c’est un mélange des genres, tu casses un peu les frontières. Il y a un engagement dans cet album, par exemple sur la question du genre, soit musical soit sexuel ?
Non, je n’ai pas d’engagement, les titres dans lesquels je chante avec le masculin, je ne me suis même pas posé la question, je trouvais que ça sonnait bien comme ça. Plus particulièrement sur le titre « Fou », qui parle d’une rupture amoureuse, d’une fin, d’une histoire qu’il me tenait vraiment à coeur de raconter, ce spleen post rupture, cette révolte, cette force qu’on peut trouver même après, et d’utiliser le masculin comme ça je trouve que ça donnait une dimension en plus. Ça traduisait bien mon ressenti. Ce n’est pas du tout en engagement, c’était plus comme, presque comme un jeu en fait, je trouvais que ça collait bien avec l’esprit de la chanson. Et puis les genres musicaux là vraiment, sur ce disque, j’avais vraiment envie de faire un album assez lumineux, plus affirmé et j’ai pris vraiment du plaisir à l’enregistrer, à composer, malgré cette période, qu’on a tous connue, un peu catastrophique, ambiance fin du monde. Et ça me donnait vraiment envie, dans ma bulle dans laquelle j’étais, de faire plein de nouvelles chansons et d’aller chercher là où je n’avais pas eu le temps de chercher ou pu chercher.
C’est vrai qu’il y a un côté lumineux, un peu céleste déjà dans les arrangements shoegaze, vaporeux comme ça, dans les thématiques aussi, il y a des chansons sur les étoiles, sur les Perséides, notamment ces pluies d’étoiles filantes. Et puis, en même temps, il y a ce côté un peu cold wave, vague froide, si on voulait traduire plus ou moins littéralement cette expression. C’est quoi l’élément de Requin Chagrin ? La chaleur des étoiles ou le froid de l’océan ?
Pour cet album, je pense que c’est plus la chaleur des étoiles. Une petite teinte de froid, mais très léger hein, il est plus chaleureux ce disque.
On parle beaucoup de Serge Gainsbourg ces temps-ci, avec l’anniversaire de sa disparition… Une chanson qui m’a beaucoup fait penser à Gainsbourg dans ton album, c’est le titre « Love », avec ce vers que tu chantes « A 100.000 à l’heure j’ai brisé ton coeur » Je trouve que c’est une belle réponse à cette chanson de Gainsbourg, »Hold-Up » : »Je suis venu pour te voler 100 millions de baisers. » Je trouve qu’il y a un dialogue entre ces deux chansons. Est-ce que justement, toi aussi, comme les 3/4, voire les 90 %. des artistes français d’aujourd’hui, tu as a quelque chose à voir avec Serge ?
Il y a cette chanson « Sorry Angel » que je trouve magnifique, dans ces eaux-là, des choses qui me plaisent énormément. Après, je ne pense pas me revendiquer spécialement de lui. Et puis, il y a un côté mythique qui fait qu’on n’ose même pas s’y approcher parce que quand même, il faisait des textes superbes, je ne sais pas comment on peut écrire à sa manière. Je trouve qu’il y a une finesse. Il y a un amusement, ça avait l’air simple pour lui. Après dans la musique, il a approché tellement de styles différents dans toute sa carrière, il sait tout faire. Son album de reggae est génial. Même les choses un peu plus années 80, un peu plus, je ne sais pas si c’est vraiment de la new wave, « Sorry Angel », ou de la funk, hyper 80 et je trouve que c’était aussi hyper réussi. Et après dans le morceau « Love », dans lequel je chante « A 100 milles à l’heure, j’ai brisé ton coeur », je n’ai pas spécialement pensé à son héritage.
Tu ne connais pas cette chanson de Serge Gainsbourg? « Je suis venu pour te voler 100 millions de baisers » Il faut que tu l’écoutes…
Je vais l’écouter.
On a parlé de tes influences Qui aimerais-tu influencer toi ?
Je ne me suis jamais posé la question… Qui j’aimerais influencer ? Parfois, je vois des gens sur Instagram, qui font des reprises de « Sémaphore » avec leur guitare, avec leur clavier, et je trouvais ça dingue de donner envie à des gens, même des gens plus jeunes que moi, de prendre l’instrument, leur instrument préféré et d’interpréter une chanson que j’aurais pu composer, je trouve ça hyper beau et ça me touche vraiment. C’est une manière de les influencer, ça me fait vraiment plaisir de voir ça. [Thomas Lecuyer]